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lundi 14 juillet 2025

Mission à la noix

La voix dans sa tête insistait : "Dis-le lui, c'est primordial, dis-le lui avant 18h !" Amou n'en pouvait plus de ces missions à la noix, comme il les appelait. Affirmer en toute tranquillité à de parfaits inconnus qu'un mur allait leur tomber sur la tête dans l'heure suscitait en lui une nausée quasi permanente. "Dis-le lui donc !" Il s'agissait aujourd'hui d'annoncer à ce pompiste de l'aire d'autoroute qu'avant soixane minutes, un AVC allait le terrasser pour le rendre hémiplégique. 

Comme d'habitude, il chercha une solution de fuite, partir, s'arracher la langue, prier pour avoir lui-même un AVC, être kidnappé par des reptiliens, sa créativité pour échapper à cette situation n'avait rien à envier aux auteurs de séries netflix. "Dis-le lui !", hurlait doucement cette voix en lui.

Ce malheur, ou don, comme une voyante l'avait déterminé, l'avait pris d'assaut le jour de ses vingt ans. Il "su" la rupture d'anévrisme de sa soeur", une heure avant qu'elle se produisît. Pris de panique, il lui hurla sans réfléchir " qu'est-ce que tu as à la tête ?". Sa soeur le regarda étrangement, comme si son propos ne faisait qu'étayer ce qu'elle savait déjà. Puis un triste sourire éclaircit à peine son visage juvénile, et lui répondit : alors c'est donc l'heure." Ce n'était pas une question, elle l'affirmait sans l'ombre d'un doute. Les minutes qui suivirent virent Amou dans un état de brouillard mental dont il ne lui resterait ensuite que quelques bribes. Sa soeur qui passe quelques appels aux différents membres de la famille, quelques messages enregistrés aux amis, un "je t'aime frangin" mal perçu, puis elle tomba, sans bruit, pour ne plus se relever, malgré les efforts des secours pour la ramener à la vie.

Ainsi commencèrent les "missions à la noix", tous les jours ou presque, il fallait annoncer une catastrophe imminente à une pauvre âme. Entre exigence de cette voix intérieure et impuissance à empêcher les drames, Amou devenait à moitié fou.

A moitié seulement.

Sa conscience était intacte, mais la torture qu'il devait endurer ne prenait jamais fin. Pourquoi donc annoncer à quelqu'un un drame sans même qu'il ait le temps de l'éviter ? La question tournait en boucle dans son esprit depuis toutes ces années, et lui avait prématurément blanchi les cheveux et terni le regard.  Pour son malheur, personne ne semblait jamais remettre en question la véracité de ses propos, il l'aurait préféré. Il détruisait l'espoir avant même le drame. 

Il maudissait Dieu, sa vie, sa soeur, qui l'avait abandonné, il se maudissait lui-même, son rôle n'avait aucun sens. Et chaque jour, il devait annoncer des maladies, des accidents, des chutes, des meurtres, des fausses couches, des attentats, et tout ce que la nature humaine peut connaître de pire.

Et puis un jour, la voix lui dit : "Dans une heure, une explosion de gaz mettra un terme à ta vie". Il s'assit, la voix ne répéta pas, lui-même n'avait jamais eu besoin de répéter son augure. Il s'assit tranquillement, et son chat vint se lover sur ses genoux. Alors c'était fini. Puis il vint à penser à toutes ces années écoulées à annoncer des drames, à son chat, ses parents et leur jardin potager, à la voisine qui lui proposait régulièrement un café, à la lumière de ce mois de mars, il se remémora le goût de la soupe à la tomate du dîner de la veille, aux différentes tonalité des pluies d'hiver, à son dentiste au sens de l'humour inimitable. Il se souvint du goût de sa première barbapapa, et du bruit des vagues, des verres qui s'entrechoquent pour célébrer, de la chaleur du soleil sur sa peau, et de chopin.

Puis il comprit. Toutes ces annonces tragiques avaient un sens, pour chacune des peronnes qui l'avaient croisé à commencer par sa soeur. Lui -même le vivait : enfin, après toutes ces années, il se sentait enfin vivant.

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