Anselme rêvait de ces vacances depuis plus de douze ans. A bord du Fast Cruiser, un voilier conséquent qui comptaient une trentaine de passagers à son bord, il contemplait l'espace infini qui le séparait de la terre ferme.
Son veuvage l'avait laissé exsangue, et son désir de croisière avait été comme un phare dans la nuit. Il est tout-de-même incroyable de remplacer une épouse par un bateau, se disait-il, un peu honteux. Il ne comprenait pas lui-même, alors qu défilait devant lui une perpétuelle vague bleutée.
Les souvenirs lui revenaient, dans une étrange dyschronie, le lit médicalisé juste déballé cotoyait la naissance de leur fils, leur voyage de noce dansait avec l'annonce tranchante d'un diagnostic sans espoir, et ce cercueil si étroit tremblait de leurs disputes légendaires. Le tri se faisait lentement, dans son coeur blessé.
Douze ans déjà, il ne comptait ni ne contemplait plus ses rides, qui se relevaient quand il la faisait rire de l'une de ses blagues douteuse qu'elle était seule à apprécier. Il ne voyait plus sa garde-robe évoluer au fil des saisons, des grossesses, des gains ou pertes de poids drastiques. Il ne s'agaçait plus de ses cheveux qui colonisaient gaillardement toute la maison.
Douze ans. Il lui avait fallu tout ce temps pour s'octroyer la permission de ce rêve, un voyage à bord d'un voilier. L'enfant qu'il avait été se réjouissait, et ses pensées s'égaraient parfois à s'imaginer en un lycéen chic du célèbre Deux ans de vacances, de Jules Verne. En quête d'aventures, il se voyait attaqué par des pirates, puis rejoindre leurs rangs, ou galérien affranchi, ou encore viking conquérant. Il tutoyait Christophe Colomb et découvrait un autre continent.
Une cloche le ramena à la réalité. C'était l'heure du dîner. Au menu, oeufs mimosa, lotte au curry et tarte aux poires. Il savoura ce dîner tranquillement, dégustant chaque bouchée. Il n'était as pressé, il n'avait nulle part où aller, aucun horaire à tenir, et personne ne l'attendait. Il ne devaient accoster sur une île du Dodécanèse que trois jours plus tard. Son repas longuement mastiqué, Anselme retourna sur le pont pour machouiller sa purée de rêves aux souvenirs. le goût en était relativement douteux, vous savez, un peu comme des huîtres au chocolat.
Il passa ainsi douze jours à digérer un passé disparu et un futur impossible. et puis le treizième jour, il pris conscience qu'il existait maintenant, lui, Anselme Darbout, soixante-sept ans, veuf, retraité, et libre de son temps. Il se rendit compte qu'il réalisait son rêve de croisière, là, maintenant, que la mer était d'un bleu céruléen à ne pas en croire ses yeux, qu'une douce brise lui caressait le visage. Il leva ses yeux noyés d'émotion vers ce ciel pur qui s'offrait à lui.
Il sentit alors la Vie circuler en lui, et quand son regard revint au bateau, une voix le fit sursauter :
"Vous accepterez bien un café avec moi, aujourd'hui ?". Comment avait-il pu ne pas voir cet ange aux cheveux gris et à la robe beige qui lui souriait de la sorte ? Anselme sourit, et son coeur aussi.

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